"Merci beaucoup ! Reviens dans une heure du coup, je devrais avoir fini."
Dès que le petit moine fut parti, il se mit à l'ouvrage. Il avait beaucoup à écrire et avait intérêt à bien choisir ses mots dans un délais assez court, qu'il s'était imposé pour ne pas trop tergiverser ou ajouter de détails encombrants.
Au bout d'une cinquantaine de minutes, il avait écrit un pavé assez conséquent, mais qu'il espérait de bonne qualité. Les meilleurs mensonges étant ceux qui comportaient un fond de vérité indéniable, le texte se présentait ainsi :
"Jun, puisque tu es notre gardien ici, il m'a semblé juste que tu sois le premier à apprendre ce que j'ai à t'écrire.
Surtout, ne parle pas à voix haute, tu comprendras pourquoi au cours de cette lettre. Nous en avertirons les autres moines en temps et en heure, et ils décideront de la confiance qu'ils accorderont à mes mots.
Maintenant que nous sommes parmi les tiens et assez loin de ce fichu navire, la vérité est la suivante :
Rebellés contre la couronne d'Osharie en raison d'injustices que même la tolérance obligée d'une minorité ne saurait rendre supportable, les pèlerins que tu as emmené jusqu'ici, tout comme les membres de l'escorte qui les accompagne, ont été faits prisonniers de la couronne osharienne. Tu sais que depuis longtemps, le roi Léonard Satrape brigue un artefact que les Pings possèdent, et il a vu dans notre capture une aubaine : qui de mieux pour s'infiltrer dans la société Ping que des hommes et des femmes connaissant leur culture ? Il nous a donc gardés captifs jusqu'à la période de pèlerinage dans l'optique de nous envoyer vous voler cet artefact.
Le roi comptait sur le caractère isolationniste des habitants de l'île et leur réputation de promptitude à exécuter des suspects pour nous dissuader de révéler cette mission, prouvant par là son ignorance de la foi. Cependant il s'appuyait également sur le dispositif qui m'empêche à l'heure actuelle de faire ladite révélation à l'oral : le bracelet que chacun des membres de cet équipage porte est chargé d'explosifs suffisants pour nous tuer, ainsi que d'un dispositif d'écoute à distance, et le bateau lui même est potentiellement une bombe à retardement.
C'est également pour cette raison que nous avons dû feindre l'ignorance tout au long du voyage, et je te prie de croire que j'en suis sincèrement désolé, car je tiens le mensonge en horreur, mais il en allait de ta sûreté comme de celle des membres de mon équipage.
Nous ne voulons pas trahir notre foi, et nous savons qu'il en va de l'avenir du monde émergé.
J'ai pour moi même des hypothèses quant aux raisons de Satrape de vouloir cet artefact, et certaines informations que nous possédons mais qu'il prendrait trop de temps d'exposer sur papier peuvent vous intéresser.
Nous faisons notre devoir en vous avertissant, mais nous souhaitons avec l'ombre d'audace qu'il nous reste après les trahisons que le gouvernement a tenté de nous faire commettre, vous demander un service, ou plutôt proposer un accord :
En dehors de l'archipel Ping, la révolte ne tardera pas à éclater.
Des taxes exorbitantes, des famines et actes de répression envers la population alimentent chaque jour les rangs de nos frères de cause sinon de croyance.
Le roi nous fait appeler des pirates, pour tenter de persuader le peuple que nous ne sommes que des pillards sans vergogne. Les cicatrices que chacun de nous porte témoignent des violences que l'on a subi. Même Ilda, qui est pourtant trop frêle pour une être combattante, et encore moins pirate j'imagine.
Nous ne souhaitons qu'une chose : être débarrassés de ces dispositifs et explosifs qu'il faut cependant traiter avec la plus grande précaution, pour reprendre la lutte contre la couronne qui vous fait injure, nous oppresse, et met le monde en péril. Votre peuple seul dispose de la technologie pour nous rendre cette liberté.
Si par miracle l'accord suivant vous convient, il irait donc ainsi : libérés de nos dispositifs, notre navire débarrassé de Manvussa, le contremaître de "Sa Majesté", nous nous engageons à faire tout notre possible pour que cessent ces tentatives d'incursion sur votre territoire et par ce biais, à rétablir un semblant de paix dans nos océans et dans la vie des sujets oshariens.
Que vous nous exécutiez par doute envers notre parole, ou que nous refusions de remplir la tâche qu'ils nous ont donné, de toute façon, nous sommes morts. Par cette lettre, je nous condamne peut-être chaque issue.
Je sais pourtant que nos bras peuvent encore être utiles avant de rejoindre le Seigneur.
J'espère que mon honnêteté aura pu te convaincre, toi, Jun, ou quiconque aura cette lettre entre ses mains par la suite, de l'importance de la cause que nous défendons et de nos intérêts communs.
Nous vous laissons seuls juges."
Il se relut, puis fit lire la lettre aux autres. Perfectionniste dans l'âme, il savait qu'il lui trouverait toujours quelque chose qui n'allait pas -trop longue, trop courte, trop pompeuse, trop directe, etc..- et puisque leur vie était en jeu autant que la sienne, et que -fait rare-, il appréhendait ce qui allait se passer, il valait mieux que d'autres puissent donner leur avis et l'aider à démasquer un détail qui pourrait les perdre.